mercredi 4 février 2009


La zone


La suite des aventures de Jean-Claude dans le Paris d'avant:


"Toujours dans les années 60… A « presque Paris », la Zone.

Un de mes bons potes de lycée s’appelait Bernard K……..
Une famille d’immigrés hongrois.
Nanard, c’était le résultat de la copulation entre un hérisson et un koala.
Des tifs tout blonds, dressées sur la tête comme avant l’orage sous une ligne à haute tension, des yeux tout ronds, tout bleus comme son Danube natal.
Il lui aura fallu du temps avant de s’intégrer à la bande. Un rien complexé par ses origines et une éducation « à la baguette ».
Il habitait un drôle d’endroit. Près de la Foire de Paris, en proue de Vanves, Porte de la Plaine.
Un immeuble des années trente à six étages avec une façade en arrondi, arrivé là on ne sait comment ni pourquoi. Trop bourgeois pour être accepté par les masures environnantes, on l’aurait bien vu un peu plus loin, de l’autre côté de la zone qu’il semblait défier et provoquer, à ses pieds, face à lui. On l’aurait bien vu à quelques encablures, crânant avec les immeubles haussmanniens du Boulevard Victor. En plus, il y avait l’ascenseur et le chauffage central.
Nanard habitait au sixième et dernier étage. Après une ascension quasi-religieuse dans la minuscule cabine vitrée, hoquet final de la machine à avaler les escaliers arrivée en bout de câble. Face à une porte à doubles battants laquée bleu Navy et une sonnette en marbre et laiton poli et repoli au Miror, Nanard aventurait un index hésitant vers le petit bouton étincelant.
Dring. Une seule fois, pour pas déranger. Attente. Longue.
Et la porte s’ouvrait en grand, laissant s’échapper un parfum de goulash hors normes à vous faire tomber raide. C’était l’accueil à la hongroise !
Madame K…….. m’impressionnait beaucoup. Elle était très grande, très mince, très jolie, emballée dans ses cachemires tout en camaïeu de gris comme son appartement, et coiffée d’un turban de belle facture.
Avec son visage diaphane, son grand nez, sa grande bouche toute rouge, ses yeux de belon double zéro et sa voix de Jeanne Moreau de l’Est, il ne me restait plus qu’à me confondre en un timide et respectueux : Bonjour Madame.
Dring !
Papa, s’exclamait Nanard ! (devant ses parents, je l’appelais Bernard, tout de même…).
Et entrait le pilote de ligne. Ouaf ! Il décoiffait le Monsieur. Avec sa chemise blanche, sa cravate noire, son costard marine, ses galons dorés et sa bâche Air France. Une armoire à glace et la gueule d’Humphrey Bogart. Un de ces mecs à nous faire pisser dans nos falzards rien qu’avec les yeux.
Il balançait son cartable en cuir patiné par les voyages sur un crapaud verni au tampon avant d’enlacer sa belle.
Il était d’usage de détourner poliment le regard de ces brefs instants d’intimité. Dommage, on loupait la gamelle !
Ensuite, il s’informait des exploits scolaires du jour des deux garnements que nous étions, nous recommandant, oui mon commandant,d’être, quoi qu’il arrive, toujours bons en maths. Pfft…

La goulash prenait de plus en plus le pas sur le Shalimar de Madame, et l’invitation au festin ne se fit pas attendre. La grande nappe blanche avait déjà recouvert l’immense table ronde au pied central Art Déco, tandis qu’à l’office, l’employée de maison s’appliquait à tout faire, tout bien.

J’avais presque de l’amour pour cette bourgeoisie de bordure de zone qui m’offrait son cœur, son âme, sa goulash et son Nanard. (Pardon, Bernard).
Faut pas croire, moi aussi j’étais fier de mes vieux ! de ma mère styliste dans la haute couture, de mon père Gadz’Art, ingénieur à la SNECMA, et de notre 11 légère noire à roues jaunes, comme celles des FFI. Moi aussi, j’étais un môme bien. Et quand il le fallait, pour la conversation, je faisais entrer en scène mon cher Grand Père, sosie de Gabin pour de vrai, poulet à La Mondaine. Alors là, ça remettait les tocantes à l’heure. Respects.

En attendant de faire ripaille, Nanard et moi, le nez collé à la vitre de l’une de ces fenêtres en arrondi du salon bien chauffé, observions au travers de la buée le panorama extérieur.
Nous étions en octobre. Le sale mois de la rentrée des classes.
Du sixième étage, vue intégrale sur la zone.
Notre zone. Notre terrain de jeu, notre petit paradis d’émancipation, notre cour des miracles. Nos parents ne nous l’interdisaient pas (c’était peine perdue), mais nous recommandaient de « faire attention aux bohémiens ». Entendez Tziganes, Gitans, Roms et autres Artistes…
Tu parles ! Ils étaient tous devenus nos potes. On leur prêtait nos vélos, ils nous les rendaient toujours. ils nous passaient leurs guitares, on était comme des poules qui auraient trouvé un couteau. Ca les faisait marrer, on se marrait ensemble, on était tous pareils, crottés à souhait, la morve au nez mélangée au Mistral gagnant.
De leurs roulottes à chevaux, les Mammas veillaient instinctivement aux ébats bruyants de la marmaille. On n’entravait que dalle à ce qu’elles braillaient en notre direction, mais c’était le signal du retour au calme. On ne la ramenait pas, pour éviter qu’elles ne se déplacent.

De notre observatoire de luxe, à voix basse, pouffant de rire, on se remémorait, Nanard et moi, les endroits précis de nos conneries, comme sur une carte d’état-major.
- « Tu t’rappelles, là bas à droite, la butte derrière la roulotte ? Putain, la gamelle que tu t’es prise en bécane ! »
- « Tu peux parler, quand t’as failli se cramer les couilles sur le feu de camp des manouches. Tu crânais pas hein ? »
- « Tu vois la baraque en face ? ouais ouais, la p’tite en carton avec le tuyau qui fume. Faut pas aller le faire chier, l’clodo qui crèche là-dedans. Il a foutu son pied au cul de Joël, j’te dis pas ! »
- « Ah ! l’salaud ! »
- « Et quand t’avais eu la chiasse et que tu t’étais essuyé l’croupion avec les orties ! »
- « T’entends l’clébard ? C’est celui de la tente verte avec les chèvres. Y a intérêt à faire gaffe ! »

Ca y était. Le déconophone était branché! Ca pouvait durer des heures comme çà…

A table, les enfants ! "



"Jamais je ne me lasserai de ces histoires vraies.
La Zone était un terrain vague propice à toutes les conneries.
Il nous rendait créatifs, responsables, respectueux des lieux et de ceux que nous y rencontrions. Nous étions chez eux. Et nous voulions pouvoir y revenir. Souvent.
Le friche s’étendait tout autour de Paris, en place du périphérique d’aujourd’hui, longeant
les boulevards des Maréchaux. Je connaissais bien sûr beaucoup mieux la zone de Vanves. Et pour cause.

Toute une communauté de Gens du Voyage se retrouvait là. Des Gens bien, gentils, heureux de vivre à leur façon. Ils n’avaient pas de nom de famille. Mais quelles familles ! A mon avis une seule, très, très grande.
On n’en avait pas peur. Ils n’avaient pas peur de nous. Parfois, on était invités à manger une galette en sirotant une grenadine autour d’un feu de camp. (Cf. les couilles de Nanard, mais lui il était tombé dans le feu en faisant le con). Les « Grands Frères » s’arrachaient à la gratte, les vieux accompagnaient en frappant dans leurs mains. Que de moments inoubliables. Presque cinquante ans après, j ’en ai encore le frisson…

Tout cela était une belle école de vie, de mélange équitable et de bonne humeur.
C’était l’époque où les caisses cramaient toute seules, sans les forcer. D’ailleurs, on n’aurait jamais eu l’idée d’y foutre le feu. On avait bien d’autres choses à faire pour se marrer.

Plus tard, on m’a expliqué que la zone était aussi un haut lieu de la misère du prolétariat urbain, et que nos yeux de gamins ne voyaient pas les larmes qui s’y déversaient au quotidien.

C’est le privilège des enfants face aux adultes.
"

7 commentaires:

Michael DÜRNHOLZ a dit…

4 février, 23h90. Bonsoir/Bonjour.

Merci de m'avoir permis de poser une pierre aux fondations de ce "Paname".

Maintenant, j'arrête d'emmerder le monde avec mes histoires de vioc.

Place aux jeunes. Raphaël...

jeancarmet a dit…

Ah non c'est trop bon !
J'attends la suite.

Dommage que je n'ai pas ta verve j'aurais raconté les beaux jours du restau du daron Rue saint-Denis.

Un aperçu de l'ambiance : au dessus de l'escalier qui menait à la cave voûtée était inscrit :

"l'escalier descend au sous-sol et remonte au XIIIème siècle"...

J'y ai vu un punk trop insistant y descendre par le biais d'un coup de boule de mon père (un Jean-Claude également). C'était la grande époque.

Raphael a dit…

"Dommage que je n'ai pas ta verve"

T'as qu'à demander à ton père de l'écrire lui-même et me l'envoyer.

jeancarmet a dit…

?
Mon Jean-Claude est un gros lecteur mais un piètre écrivain. Pas de rapport de causalité entre le prénom et la qualité de la prose.

Michael DÜRNHOLZ a dit…

Pour la suite, mon cher Jeancarmet, il faudra attendre quelques mois encore... Quand tout ça sera sur papier.
Et puis 250 pages, ça fait beaucoup sur "A Paname", non?
En tout cas, je réserve dès aujourd'hui des exemplaires pour tous ceux que mes conneries font sourire. C'est mon plus bel encouragement. (Tu es bien-sûr dans le peloton de tête).

De plus, je suis sûr que Raphaël a plein de choses à raconter et à montrer. Lui aussi trempe sa plume dans la bonne humeur (relisez tous le comparatif Mariage Frères/M3T sur "Blackteapot", ça vaut le détour!).

Quant au "punky" que ton Papa a calmé, fait bouffer la crête et balancé aux oubliettes...
Allez, cher Jean-Claude, au boulot, et de belles histoires de bistro!

Michael DÜRNHOLZ a dit…

Maintenant, mon cher Raphaël, il faut tourner la page non?

Anonyme a dit…

Encore. S'il vous plait.